lundi 22 novembre 2010

Le portrait de Siegfried Hart [suite]

Voila le chapitre 6. Je rappelle que les cinq premiers chapitres sont téléchargeables un peu plus bas, laissés en libre accès dans le but d'avoir des avis, des critiques....



CHAPITRE VI

Des bouffées nauséabondes s'échappaient d'une vieille cheminée, sans doute était-ce dû à un bois vert ou trop humide, fraichement coupé comme il semblait y en avoir entreposé le long d'un des murs de cette petite bâtisse aux allures pittoresques. On pouvait reconnaitre son style traditionnel à l'emploi quasi exclusif de la pierre et du bois, créant un assemblage ordonné de droites et de verticales encadrant des mosaïques archaïques et rocheuses issues de la carrière avoisinante. Siegfried possédait là une belle demeure. Il y vivait seul mais cela ne durerait pas éternellement et il le savait car le moment voulu, il trouverait sur son chemin la créature la plus sublime que le monde ait vu naitre, aux traits minutieusement tracés, à la peau si douce qu'une seule caresse suffirait à faire succomber le plus froid des hommes et au teint si parfaitement rosé qu'il ne cesserait d'éveiller l'appétit de celui qu'elle aurait choisi. Sa longue chevelure épouserait les formes généreuses qu'offrirait son corps de nymphe et son regard hypnotique renfermerait un étonnant savoir.
C'est là ce dont il rêvait, mais pour le moment il se contentait de mener sa vie en solitaire, n'en faisant qu'à sa tête, bien décidé à atteindre la grandeur quel qu'en soit le prix. Il passait régulièrement outre ces questions existentielles pour se concentrer sur des préoccupations bien plus concrètes. C'est d'ailleurs ce qu'il se décida à faire lorsqu'il songea notamment à un voyage qu'il projetait depuis bien trop longtemps. Il était fasciné par les départs et leurs atmosphères empruntes de solennité et d'intensité, si variées et pourtant tellement semblables. Il trouvait en chacun d'eux une marque de vérité et d'humanité qu'il ne voyait que trop occultées dans une société où le sentimentalisme avait laissé place au rationalisme, au matérialisme et à l'égoïsme. Ne parvenant pas à se résigner à accepter l'indifférence, il finissait toujours rongé par son impuissance. Que pouvait-il y faire ? Bien peu de choses à mon humble avis, mais qu'importe, une cause n'est perdue qu'à partir du moment où il ne reste plus le moindre fou pour la défendre.
Il se souvint alors d'une scène en particulier, qui s'était gravée dans sa mémoire parmi ses nombreux souvenirs disparates, sans pour autant parvenir à se remémorer l'identité de la personne qui s'y trouvait rattachée. C'était en hiver, à croire que cette époque de l'année soit la plus propice aux joies et aux peines ainsi qu'aux surprises et aux déceptions, et le ciel n'avait pas encore déversé sur les plaines et forets ses doux flocons argentés. Le froid quant à lui était déjà bel et bien présent et cela ne manqua pas de rappeler à notre ami les bourrasques glaciales qui les avaient frappé lui et son innommable compagnon, agitant et entrainant les extrémités dénudées des branches des saules disposés ça et là, soufflant dans les ailes alors changées en voiles de la volée de corbeaux les survolant. Il se voyait rejouer cette scène comme si le temps s'était arrangé pour l'y ramener à nouveau, visualisant ces branches vacillantes, se rappelant les avoir fixé du regard en oubliant les cris glauques des oiseaux de malheur volant par dessus les cabanons et les planches entrelacées. C'était pour lui un souvenir marquant qui représentait la fin d'une époque de prospérité, celle d'un homme heureux, un honnête travailleur que la vie avait malmené et dont l'intégrité physique se trouvait à présent menacée par un mal qu'il ne pouvait combattre, l'obligeant à quitter définitivement cet endroit. Il se rappelait la démarche hésitante d'un homme vieillissant, longeant ce qui lui semblait être un entrepôt, avant de revenir sur ses pas quelques instants plus tard, les yeux baissés et le cœur lourd. Siegfried ne se souvenait ni de l'identité de cette personne, ni de la véritable raison de leur présence à cet endroit, mais il fut marqué par l'émotion que cela lui avait suscité. Ce n'est là qu'un exemple parmi tant d'autres et le prochain départ allait être le sien.

Une heure s'était écoulée depuis son retour de promenade, une heure qu'il avait passé à tenir ce livre sans s'en soucier, bien trop préoccupé par ce qu'il souhaitait entreprendre pour se rendre compte de l'importance de ce qu'il avait entre les mains. Il était temps pour lui de sortir de sa lugubre torpeur et de s'atteler à l'accomplissement de certaines obligations qu'il s'était imposé. Pensant aux éventuels préparatifs qu'il devrait effectuer, il empoigna la fiole située dans la doublure de sa serviette et se délecta de quelques gorgées assassines, remerciant le ciel pour ce nectar quasi abrasif. L'horloge se mit à nouveau à expédier hors de son nid ce stupide et vieil oiseau grossièrement sculpté dans une pièce de frêne, que Siegfried ne mit qu'une seconde à arracher aux entrailles de ce mécanisme archaïque. Il y vit le mal absolu, se sentant soudainement traqué par ce bourreau qui décapitait chaque heure une nouvelle victime. Une fureur dévastatrice s'emparait de lui à chaque fois qu'il buvait quelques gouttes de son breuvage et cette fois plus que jamais, il abandonna son calme et sa sérénité pour ne laisser place qu'à une brute épaisse dans un corps de pantin. Cela ne dura en réalité que quelques minutes, simplement le temps nécessaire à son corps pour se débarrasser de ce mal, mais ce fut déjà suffisamment long pour lui permettre de s'en prendre à son vieil ami.
Son organisme ne pouvait il pas ingérer d'alcool ? N'était-ce qu'une réaction psychologique, une sorte de schizophrénie alcoolique ?
Difficile à dire, mais une chose était certaine, il n'en souffrait qu'après avoir bu de cette fiole et cette fiole seulement et alors un bruit, un retard ou toute autre contrariété, suffisaient à le rendre momentanément fou. Cette fois-ci le coucou en fut la victime. Il retrouva peu à peu son calme et la censure qu'exerçait régulièrement la morale sur sa mémoire s'attela à jeter un voile sur ses derniers excès. C'était là un mécanisme d'auto-immunité qu'avait mis en place son esprit pour protéger son intégrité mentale quelque soit la situation. Ne se souvenant de rien quant à ce qui venait de se passer, il décida de prendre note de ce qu'il allait devoir entreprendre afin de mener à bien ses projets. Il s'agissait là d'une des nombreuses habitudes ou manies de Siegfried, qui ne pouvait s'empêcher de suppléer sa mémoire à l'aide de la prise de notes, que ce soit pour des événements d'une importance vitale, de simples achats ou des idées et pensées éparses. A peine eut-il pris le temps de se procurer de quoi écrire et de s'asseoir face à sa nouvelle acquisition, que quelque chose l'en détourna sans qu'il puisse se rendre compte de la présence de son propre nom sur la couverture. Ce qui l'empêcha à ce moment fatidique d'apercevoir le détail qui allait à nouveau mettre son esprit en déroute, n'était autre que la remémoration soudaine d'un événement pourtant anodin, s'étant déroulé quelques jours auparavant. Ce souvenir lui revint au moment même où il toucha du doigt quelque chose qui se trouvait dans la poche avant de son pantalon alors qu'il y passait la main. Il s'agissait d'un morceau de papier légèrement chiffonné sur lequel se trouvait écrite une adresse. Il le prit, l'observa quelques instants et le reposa sur la table avant de se lever et d'aller et venir dans toute la pièce, en proie à une forte anxiété. Il marmonnait et ne pouvait s'empêcher d'ajouter le geste à la parole en gesticulant de façon hasardeuse. Il se souvenait très bien d'où provenait cette adresse et surtout de la manière dont il l'avait obtenu et il s'interrogea alors quant à sa réponse favorable ou non à l'invitation qui lui avait été faite.

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