mardi 14 juin 2011

Coupable

Coupable il était car coupable il devait être. Ainsi désigné, il lui était devenu impossible de jouir d'aucune tranquillité d'esprit. Au fond de sa cellule, il était devenu méconnaissable. Du jeune homme robuste au prisonnier décharné, il ne fallut que peu de temps. Je le vois encore sur sa chaise, immobile, se flétrissant à chaque instant, s'affaissant et se voutant sous le poids de sa culpabilité. Je peux vous certifier que le spectacle de ce corps meurtri par l'esprit n'égalait en rien celui qu'affichaient ses yeux. Ô mes amis! Si seulement je n'avais croisé ce regard, si seulement je ne m'étais pas perdu dans ces deux globes, livides et embrasés, peut-être n'aurais-je pas douté, peut-être n'aurais-je pas cherché. Il est des regards que vous ne pouvez oublier et celui-ci en fait parti. Il me hante, je le vois dans la nuit, assis à mon chevet, immobile, vouté, me fixant. Il est également là le jour, me suivant où que j'aille, me harcelant quoi que je fasse. Prenez garde! La culpabilité est une maladie bien contagieuse qui vous happe sans la moindre sommation, se faufilant dans votre esprit, semant au passage ses sinistres boniments, prémices d'un mal à venir, un mal aux multiples facettes. L'expiation est peut être ma dernière chance, c'est pourquoi je m'empresse de la saisir, m'administrant ce remède dont voici la prescription.
Je n'avais que faire du sort de ce pauvre fou avant de le rencontrer. Cette visite m'insupportait avant même que je n'eus pénétré dans l'enceinte de la prison, mais je me devais de restituer son témoignage. Sa condamnation n'était basée que sur une seule preuve, une lettre rédigée de sa main dont le destinataire était inconnu, une simple lettre dans laquelle il avouait ses plus horribles méfaits, allant jusqu'à décrire avec une précision d'orfèvre chacun de ses gestes, chacun de ses crimes, chacune de ses délectations. A en croire ses juges, ce vulgaire morceau de papier l'accablait à tel point qu'aucun procès et qu'aucune défense n'auraient pu le faire s'en réchapper. Ne prétendant pas remettre le bien fondé de leur jugement en question, je me permis tout de même d'examiner cet oracle de papier. Je lus et relus cette lettre, mon sentiment n'en resta pas moins confus. Vint alors cette rencontre, vint alors cet horrible regard, semant au plus profond de moi un doute, intense et persistant, qui m'amena à me poser la question à laquelle jamais je ne pus répondre.
« Mon cher ami, c'est avec courage et empressement que je m'adresse à toi. J'ai confiance en ton jugement qui seul saura me montrer la voie, celle du remord et du repenti. Il est arrivé une chose horrible, une chose à laquelle je ne m'attendais pas. Anna n'est plus. Un mal s'est emparé d'elle, sans pitié aucune, un mal l'a rongé, sans retenue aucune. Je lui ai donné la mort, dans la douceur d'un dernier baiser, l'envoyant à jamais là d'où personne n'est revenu. Mon cher ami, toi seul sais à quel point j'ai pu l'aimer. L'ardeur et la passion enveloppaient notre idylle; nous bâtissions une forteresse de marbre que le Démon lui-même n'aurait pu détruire. Du haut de sa tour, elle enivrait mes sens à chacune de ses vocalises, usant et abusant d'une voix à faire pâlir la plus douce des amantes. Je me serais donné la mort si cela avait pu l'aider, sacrifié sur l'autel funéraire, martyr transi en voie de putréfaction. Mais rien en moi ne pouvait entraver la folle progression de ce mal qui la tenait. Femme attentionnée, abandonnée à mes désirs, elle a vu naître en elle la plus affamée des harpies. Un vent funeste souffla sur les braises de son regard, ravivant les flammes interdites, symboles de son passage de l'autre coté. Combien de fois m'a-t-elle avoué vouloir me dévorer? Combien de fois a-t-elle voulu nous présenter à nos ancêtres?
Vois-tu mon ami, je n'ai jamais cessé de l'aimer, son souvenir me hante, ses chants m'obsèdent et pourtant, je suis son unique bourreau. Ma cruauté est sans pareille et ma honte n'est que le juste prix de ma lâcheté. Ce baiser volé fut le dernier, elle souhaitait m'enlacer, à présent son sang souille mes mains. Son dernier chant ne lui appartenait pas, eux non plus, témoins de sens autrement plus affutés que son esprit. Puisses-tu me comprendre... de sombres silhouettes se dessinaient en son sein, des spectres de l'au-delà, réminiscences diaboliques en quête d'une quintessence depuis longtemps disparue. Anna n'était plus, elle avait laissé place à une démente en proie à d'interminables tourments. Adieu l'amour, adieu l'idylle, elle restera prisonnière de sa forteresse de marbre, perdue, peut-être à jamais.
Un mois s'est déjà écoulé depuis la lame et la terre, un mois de souffrances et de colère, hanté par mon amour, étouffé sous les remords, un mois au cours duquel il m'a fallu l'en détacher. Son doux visage trône à présent sur mon autel et sa chevelure d'or, devenue objet fétiche, ne me quitte jamais. N'y vois là aucun trophée, ce ne sont que les vestiges décharnés, sans vie, de mon Anna. Je l'ai aimé, tu le sais... »
Le pauvre homme n'était plus que l'ombre de lui-même, je supposais l'esprit intact mais rien n'y fit, je ne pus lui arracher aucune parole. Il retenait ses larmes, c'était là tout ce qu'il possédait. Au moment de lui demander quel était ce mal, il a fini par s'en aller. Peut de temps après, à son domicile, nous découvrîmes, soigneusement posée sur un oreiller de satin, la tête d'une femme, peut-être sa bien aimée.

Siegfried

samedi 11 juin 2011

Maupassant

En me levant ce matin, je me suis décidé à poursuivre ma lecture Du Horla et autres récits fantastiques de Maupassant et je dois avouer que j'ai été particulièrement touché par la nouvelle Solitude, que voici :


SOLITUDE

    C'était après un dîner d'hommes. On avait été fort gai. Un d'eux, un vieil ami, me dit :
    - Veux-tu remonter à pied l'avenue des Champs-Élysées ?
    Et nous voilà partis, suivant à pas lents la longue promenade, sous les arbres à peine vêtus de feuilles encore. Aucun bruit, que cette rumeur confuse et continue que fait Paris. Un vent frais nous passait sur le visage, et la légion des étoiles semait sur le ciel noir une poudre d'or.
    Mon compagnon me dit :
    - Je ne sais pourquoi, je respire mieux ici, la nuit, que partout ailleurs. Il me semble que ma pensée s'y élargit. J'ai, par moments, ces espèces de lueurs dans l'esprit qui font croire, pendant une seconde, qu'on va découvrir le divin secret des choses. Puis la fenêtre se referme. C'est fini.
    De temps en temps, nous voyions glisser deux ombres le long des massifs ; nous passions devant un banc où deux êtres, assis côte à côte, ne faisaient qu'une tache noire.
    Mon voisin murmura :
    - Pauvres gens ! Ce n'est pas du dégoût qu'ils m'inspirent, mais une immense pitié. Parmi tous les mystères de la vie humaine, il en est un que j'ai pénétré : notre grand tourment dans l'existence vient de ce que nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu'à fuir cette solitude. Ceux-là, ces amoureux des bancs en plein air, cherchent, comme nous, comme toutes les créatures, à faire cesser leur isolement, rien que pendant une minute au moins ; mais ils demeurent, ils demeureront toujours seuls ; et nous aussi.
    On s'en aperçoit plus ou moins, voilà tout.
    Depuis quelque temps j'endure cet abominable supplice d'avoir compris, d'avoir découvert l'affreuse solitude où je vis, et je sais que rien ne peut la faire cesser, rien, entends-tu ! Quoi que nous tentions, quoi que nous fassions, quels que soient l'élan de nos coeurs, l'appel de nos lèvres et l'étreinte de nos bras, nous sommes toujours seuls.
    Je t'ai entraîné ce soir, à cette promenade, pour ne pas rentrer chez moi, parce que je souffre horriblement, maintenant, de la solitude de mon logement. A quoi cela me servira-t-il ? Je te parle, tu m'écoutes, et nous sommes seuls tous deux, côte à côte, mais seuls. Me comprends-tu ?
    Bienheureux les simples d'esprit, dit l'Écriture. Ils ont l'illusion du bonheur. Ils ne sentent pas, ceux-là, notre misère solitaire, ils n'errent pas, comme moi, dans la vie, sans autre contact que celui des coudes, sans autre joie que l'égoïste satisfaction de comprendre, de voir, de deviner et de souffrir sans fin de la connaissance de notre éternel isolement.
    Tu me trouves un peu fou, n'est-ce pas ?
    Écoute-moi. Depuis que j'ai senti la solitude de mon être, il me semble que je m'enfonce, chaque jour davantage, dans un souterrain sombre, dont je ne trouve pas les bords, dont je ne connais pas la fin, et qui n'a point de bout, peut-être ! J'y vais sans personne avec moi, sans personne autour de moi, sans personne de vivant faisant cette même route ténébreuse. Ce souterrain, c'est la vie. Parfois j'entends des bruits, des voix, des cris... je m'avance à tâtons vers ces rumeurs confuses. Mais je ne sais jamais au juste d'où elles partent ; je ne rencontre jamais personne, je ne trouve jamais une autre main dans ce noir qui m'entoure. Me comprends-tu ?
    Quelques hommes ont parfois deviné cette souffrance atroce.
    Musset s'est écrié :


Qui vient ? Qui m'appelle ? Personne.
Je suis seul. - C'est l'heure qui sonne.
O solitude ! - O pauvreté !

    Mais, chez lui, ce n'était là qu'un doute passager, et non pas une certitude définitive, comme chez moi. Il était poète ; il peuplait la vie de fantômes, de rêves. Il n'était jamais vraiment seul. - Moi, je suis seul !
    Gustave Flaubert, un des grands malheureux de ce monde, parce qu'il était un des grands lucides, n'écrivait-il pas à une amie cette phrase désespérante : "Nous sommes tous dans un désert. Personne ne comprend personne."
    Non, personne ne comprend personne, quoi qu'on pense, quoi qu'on dise, quoi qu'on tente. La terre sait-elle ce qui se passe dans ces étoiles que voilà, jetées comme une graine de feu à travers l'espace, si loin que nous apercevons seulement la clarté de quelques-unes, alors que l'innombrable armée des autres est perdue dans l'infini, si proches qu'elles forment peut-être un tout, comme les molécules d'un corps ?
    Eh bien, l'homme ne sait pas davantage ce qui se passe dans un autre homme. Nous sommes plus loin l'un de l'autre que ces astres, plus isolés surtout, parce que la pensée est insondable.
    Sais-tu quelque chose de plus affreux que ce constant frôlement des êtres que nous ne pouvons pénétrer ! Nous nous aimons les uns les autres comme si nous étions enchaînés, tout près, les bras tendus, sans parvenir à nous joindre. Un torturant besoin d'union nous travaille, mais tous nos efforts restent stériles, nos abandons inutiles, nos confidences infructueuses, nos étreintes impuissantes, nos caresses vaines. Quand nous voulons nous mêler, nos élans de l'un vers l'autre ne font que nous heurter l'un à l'autre.
    Je ne me sens jamais plus seul que lorsque je livre mon coeur à quelque ami, parce que je comprends mieux alors l'infranchissable obstacle. Il est là, cet homme ; je vois ses yeux clairs sur moi ; mais son âme, derrière eux, je ne la connais point. Il m'écoute. Que pense-t-il ? Oui, que pense-t-il ? Tu ne comprends pas ce tourment ? Il me hait peut-être ? ou me méprise ? ou se moque de moi ? Il réfléchit à ce que je dis, il me juge, il me raille, il me condamne, m'estime médiocre ou sot. Comment savoir ce qu'il pense ? Comment savoir s'il m'aime comme je l'aime ? et ce qui s'agite dans cette petite tête ronde ? Quel mystère que la pensée inconnue d'un être, la pensée cachée et libre, que nous ne pouvons ni connaître, ni conduire, ni dominer, ni vaincre !
    Et moi, j'ai beau vouloir me donner tout entier, ouvrir toutes les portes de mon âme, je ne parviens point à me livrer. Je garde au fond, tout au fond, ce lieu secret du Moi où personne ne pénètre. Personne ne peut le découvrir, y entrer, parce que personne ne me ressemble, parce que personne ne comprend personne.
    Me comprends-tu, au moins, en ce moment, toi ? Non, tu me juges fou ! tu m'examines, tu te gardes de moi ! Tu te demandes : "Qu'est-ce qu'il a, ce soir ?" Mais si tu parviens à saisir un jour, à bien deviner mon horrible et subtile souffrance, viens-t'en me dire seulement : Je t'ai compris ! et tu me rendras heureux, une seconde, peut-être.
    Ce sont les femmes qui me font encore le mieux apercevoir ma solitude.
    Misère ! Misère ! Comme j'ai souffert par elles, parce qu'elles m'ont donné souvent, plus que les hommes, l'illusion de n'être pas seul !
    Quand on entre dans l'Amour, il semble qu'on s'élargit. Une félicité surhumaine vous envahit. Sais-tu pourquoi ? Sais-tu d'où vient cette sensation d'immense bonheur ? C'est uniquement parce qu'on s'imagine n'être plus seul. L'isolement, l'abandon de l'être humain paraît cesser. Quelle erreur !
    Plus tourmentée encore que nous par cet éternel besoin d'amour qui ronge notre coeur solitaire, la femme est le grand mensonge du Rêve.
    Tu connais ces heures délicieuses passées face à face avec cet être à longs cheveux, aux traits charmeurs et dont le regard nous affole. Quel délire égare notre esprit ! Quelle illusion nous emporte !
    Elle et moi, nous n'allons plus faire qu'un, tout à l'heure, semble-t-il ? Mais ce tout à l'heure n'arrive jamais, et, après des semaines d'attente, d'espérance et de joie trompeuse, je me retrouve tout à coup, un jour, plus seul que je ne l'avais encore été.
    Après chaque baiser, après chaque étreinte, l'isolement s'agrandit. Et comme il est navrant, épouvantable.
    Un poète, M. Sully Prudhomme, n'a-t-il pas écrit :


Les caresses ne sont que d'inquiets transports,
Infructueux essais du pauvre amour qui tente
L'impossible union des âmes par les corps...

    Et puis, adieu. C'est fini. C'est à peine si on reconnaît cette femme qui a été tout pour nous pendant un moment de la vie, et dont nous n'avons jamais connu la pensée intime et banale sans doute !
    Aux heures mêmes où il semblait que, dans un accord mystérieux des êtres, dans un complet emmêlement des désirs et de toutes les aspirations, on était descendu jusqu'au profond de son âme, un mot, un seul mot, parfois, nous révélait notre erreur, nous montrait, comme un éclair dans la nuit, le trou noir entre nous.
    Et pourtant, ce qu'il y a encore de meilleur au monde, c'est de passer un soir auprès d'une femme qu'on aime, sans parler, heureux presque complètement par la seule sensation de sa présence. Ne demandons pas plus, car jamais deux êtres ne se mêlent.
    Quant à moi, maintenant, j'ai fermé mon âme. Je ne dis plus à personne ce que je crois, ce que je pense et ce que j'aime. Me sachant condamné à l'horrible solitude, je regarde les choses, sans jamais émettre mon avis. Que m'importent les opinions, les querelles, les plaisirs, les croyances ! Ne pouvant rien partager avec personne, je me suis désintéressé de tout. Ma pensée, invisible, demeure inexplorée. J'ai des phrases banales pour répondre aux interrogations de chaque jour, et un sourire qui dit : "Oui", quand je ne veux même pas prendre la peine de parler.
    Me comprends-tu ?

    Nous avions remonté la longue avenue jusqu'à l'Arc de triomphe de l'Étoile, puis nous étions redescendus jusqu'à la place de la Concorde, car il avait énoncé tout cela lentement, en ajoutant encore beaucoup d'autres choses dont je ne me souviens plus.
    Il s'arrêta et, brusquement, tendant le bras vers le haut obélisque de granit, debout sur le pavé de Paris et qui perdait, au milieu des étoiles, son long profil égyptien, monument exilé, portant au flanc l'histoire de son pays écrite en signes étranges, mon ami s'écria :
    - Tiens, nous sommes tous comme cette pierre.
    Puis il me quitta sans ajouter un mot.
    Était-il gris ? Était-il fou ? Était-il sage ? Je ne le sais encore. Parfois il me semble qu'il avait raison ; parfois il me semble qu'il avait perdu l'esprit.

31 mars 1884



Source: http://maupassant.free.fr/textes/solitude.html


Je trouve cette nouvelle pleine de bon sens, libre à nous de l’interpréter à notre façon.

lundi 6 juin 2011

Lecture du moment :


En ce début de mois de juin, il m'a fallu trouver de quoi apaiser mon appétit de lecture. Ayant du mal à venir à bout de La comtesse sanglante, et n'ayant plus grand chose à me mettre sous la dent, j'ai décidé de ressortir quelques vieux livres lus au lycée, le premier étant Le Horla et autres récits fantastiques de Maupassant.
Je ne me rappelle que très vaguement de son contenu et je sais qu'à l'époque, nous nous étions cantonnés
 au Horla, laissant de coté les autres nouvelles. Qu'à cela ne tienne! je vais remédier à cette infamie.

Mise à jour du 06/06/2011 :

Me voila, une centaine de pages plus loin, à me demander pourquoi je ne m'étais pas intéresser à ce livre dans son intégralité.  Hormis conte de noël et Mademoiselle cocotte, j'ai vraiment apprécié les différentes nouvelles de ce recueil. La folie, la peur, la mort et l'inexplicable sont autant de thèmes dont use l'auteur, avec une aisance déconcertante, comme s'il parlait à chaque fois en connaissance de cause.


Mise à jour du 07/07/2011 :

Je viens d'en finir avec Suicide, une nouvelle fort sympathique et très touchante.
             Mon revolver est là, sur la table... Je l'arme... Ne rrelisez jamais vos vieilles lettres. Et voila comment se tuent beaucoup d'hommes dont on fouille en vain l'existence pour y découvrir de grands chagrins.

J'apprécie tout particulièrement la retenue dont il fait preuve lorsqu'il est question de sentiments et des rapports entres les hommes et les femmes, se tournant vers le platonisme. 
Cet auteur, comme beaucoup d'autres, devait être des plus tourmentés, mais cela n'est peut-être qu'un mal pour un bien. Qu'en pensez-vous?

vendredi 3 juin 2011

Lorsque soufflera le vent...

Lorsque soufflera le vent ...



Les temps sont rudes mais rien ne laissait présager ce qui venait d'arriver au jeune Frédéric . Il y a de cela quelques semaines, nous le voyions encore plein de fougue et d'ardeur, aspirant aux rêves les plus fous et vantant les extravagances les plus inaudibles. Comment pouvions-nous imaginer que ce jeune écrivain, mi nostalgique mi précurseur, aurait pu en arriver là?
Lorsque la nouvelle est tombée, peu d'entre nous y ont porté attention. Après tout, des rumeurs de ce genre il en va, il en vient, des dizaines chaque semaines. La vieille encore, il nous parlait de son chef-d'œuvre, celui qui le révèlerait au monde et qui ferait de lui ce à quoi il aspirait le plus. Il en parlait avec fierté et c'est avec une pointe d'arrogance qu'il tentait de nous le résumer. Son roman; combien de fois lui avons nous demandé s'il touchait au but, ce à que il répondait sur l'instant, le sourire aux lèvres : « Mes amis, il vous faut savoir que le temps est un animal difficilement domptable. C'est avec patience et retenue qu'il faut s'en approcher, jamais de face, jamais de dos. Il est nécessaire de faire un choix et de s'y tenir, l'approche latérale étant l'unique chance que nous ayons. Ici, il n'est en aucun cas question de tenir le taureau par les cornes, ce serait pure folie que d'espérer pouvoir lui dicter sa conduite par la force. Si comme moi vous souhaitez mener à bien vos rêves et vos projets, alors il vous faudra faire preuve d'intelligence et de sacrifice. Je touche effectivement au but mais ma raison me souffle qu'il n'est pas encore temps. Mon rêve est au placard jusqu'à la venue de mon heure. »
Nous n'osions jamais le couper dans son élan; il laissait transparaitre une telle assurance et une telle passion qu'il nous était impossible de le ramener à la réalité. Pour être honnête, nous pensions tous plus ou moins fort qu'il souffrait de mythomanie et d'une forme avancée de complexe de supériorité, mais aucun de nous ne fit le premier pas en disant à haute voix ce qui l'aurait très certainement anéanti. Avec le recul, je pense que nous avons fait une erreur. Peut-être sommes-nous pour quelque chose dans l'horrible épreuve qu'il lui a fallu endurer; un mal le rongeait, un mal que régalait notre silence et que l'inaction poussa à la plus violente des attaques. Aujourd'hui nous ne pouvons plus revenir en arrière, aujourd'hui nous sommes en deuil.
Il était le brin de folie que nous n'avions pas, le rêveur affirmé que nous reniions et le jeune homme agaçant dont nous ne pensions jamais être débarrassés. C'est ainsi, la roue a tourné, les dés sont jetés. J'ai perdu un fils, un ami et un voisin, en somme il est parti gagnant. Un jour peu-être, son nom réapparaitra dans les livres d'histoire, ou dans les conversations inter-générationnelles, et ce jour là son rêve sera exaucé.
Je me souviens à présent de ses dernières paroles qui, malheureusement pour lui, n'avaient plus rien de censé. En effet, je l'avais surpris un soir, au coin du feu, à se parler lui-même dans ces termes : « Nous voilà liés, attachés et enchevêtrés pour l'éternité. Ce mal qui te hantait t'a-t-il enfin quitté? Après tout, n'est-ce pas là ce dont tu rêvais? Tu l'as souhaité et voilà que je te l'offre, sans extravagance ni aucune animosité. » Il répéta cela jusqu'à la fin. On venait de lui faire le plus magnifique des présents, mais lui, dans sa bêtise, il ne l'avait pas compris.
Cet après-midi je me rend sur sa tombe. Peut-être me remerciera-t-il enfin... Ses pages étaient blanches, mais d'un coup, et un seul, je lui ai offert la postérité...

Siegfried